VI
Des bruits de pas résonnèrent derrière lui sur le pont d'acier, tandis que Bryson courait vers l'escalier principal. Apercevant l'ascenseur, il s'arrêta une demi-seconde avant d'abandonner cette option ; l'ascenseur se déplaçait lentement, et une fois à l'intérieur, il serait piégé dans un cercueil vertical, une proie facile si l'on bloquait le moteur. Non, il prendrait les escaliers, même si ses bruits de pas allaient s'entendre dans tout le bateau. Il n'avait pas le choix. Il n'existait pas d'autre moyen de sortir de la dunette. Et maintenant ? Monter ou descendre ? En haut, la passerelle, la salle de timonerie, on ne s'attendait sûrement pas à ce qu'il prenne cette direction, mais il risquait de se retrouver coincé sur le pont supérieur avec peu d'issues de secours. Non, c'était une mauvaise idée ; il fallait descendre, c'était la seule solution raisonnable, quitter le pont principal et s'enfuir.
S'enfuir ? Mais comment ?
Il n'y avait qu'une façon de quitter le bateau, l'océan ! Soit sauter du pont principal, ce qui était un suicide étant donné la hauteur de la coque, soit descendre par la passerelle d'embarquement, ce qui était une voie trop lente et trop exposée. Et de toute façon, il ne survivrait pas aux eaux glacées de l'Atlantique.
Nom de Dieu, il n'y avait aucune issue !
Non, il fallait rester positif ; il devait exister un moyen de s'enfuir et il devait le trouver !
Il était comme un rat de laboratoire dans un labyrinthe. Ne connaissant pas les lieux, ses poursuivants avaient un réel avantage sur lui. Toutefois, la taille même du bateau offrait des couloirs sans fin où il pourrait semer ses adversaires, ou, le cas échéant, se cacher.
Il descendit les marches quatre à quatre, tandis qu'au-dessus de lui résonnaient des clameurs. L'un des gardes du corps était mort, mais d'autres avaient dû arriver en renfort, alertés par les sirènes et les talkies-walkies. La cavalcade et les cris se faisaient de plus en plus puissants dans la cage d'escalier. Le nombre de ses poursuivants avait grandi et grandirait encore sans nul doute ; ils allaient fondre sur lui des quatre coins du bateau.
Les sirènes et alarmes étaient une cacophonie d'ululements, de sifflets et de crécelles. Un palier menait à une petite coursive qui semblait déboucher sur une section à l'air libre. Bryson ouvrit la porte sans bruit, la referma avec tout autant de précautions et courut droit devant lui ; il était sur le pont arrière. Tout autour, l'océan. Le ciel était d'un noir d'encre, les vagues léchaient doucement la poupe. Bryson se précipita vers le bastingage, et explora le flanc du navire, à la recherche d'une échelle d'acier ou d'échelons encastrés dans la coque qui faisaient office, sur certains bateaux, de sortie de secours. Il pourrait ainsi descendre vers un pont inférieur et les semer, songea-t-il.
Mais il n'y avait aucune échelle rivetée à la coque, aucun échelon. La seule issue était l'escalier.
Soudain une rafale de coups de feu retentit. Une balle ricocha sur un cabestan de métal en émettant un son aigu. Il s'écarta du bastingage et se tapit dans l'ombre, derrière un treuil d'amarrage ; le gros câble d'acier enroulé autour du tambour formait comme une pelote de laine gigantesque. Une autre rafale martela le métal, à quelques dizaines de centimètres de sa tête.
Ils tiraient sans restriction ici. Avec la mer derrière lui, ils pouvaient faire feu sans craindre d'endommager les délicats systèmes de navigation du cargo.
A l'intérieur du bateau, ils devraient être plus précautionneux. C'était là sa meilleure protection ! Ils n'hésiteraient pas à le tuer, mais ils y regarderaient à deux fois avant de risquer d'endommager le cargo — ou son précieux chargement.
Il fallait qu'il s'échappe de ces ponts en plein air et qu'il retourne dans les entrailles d'acier du géant. Non seulement les cachettes y seraient nombreuses, mais Bryson pourrait tirer avantage de leur réticence à faire feu.
Mais comment faire ? Il était pris au piège, à ciel ouvert, avec cette seule bobine de câble pour protection. C'était l'endroit le plus dangereux de tout le bâtiment !
Les tireurs semblaient être deux ou trois. Ils avaient l'avantage du nombre ! Bryson devait détourner leur attention, les entraîner sur une fausse piste... mais comment ? En regardant autour de lui, il repéra quelque chose derrière une poupée d'amarrage : un pot de peinture usagé, sans doute oublié par un matelot. Il rampa vers la poupée, un cylindre d'acier haut de près d'un mètre cinquante, et saisit le pot. Il était presque vide.
Une nouvelle salve éclata, le manquant de peu.
Il recula aussitôt à couvert, projeta dans le même mouvement le pot vers le bastingage, où il heurta le manchon d'écubier. Bryson jeta un coup d'œil par-dessus le treuil et vit ses poursuivants — ils étaient deux — tourner la tête vers le bruit. Le premier se mit à courir dans cette direction, tandis que le second balayait le pont de son arme, surveillant les alentours, en tireur expérimenté. Tandis que son collègue se dirigeait vers tribord, le tireur se déplaça vers bâbord, son arme toujours pointée sur le treuil d'amarrage où Bryson avait trouvé refuge. La ruse lui était connue ; il suspectait que Bryson avait fait une simple diversion et se trouvait toujours derrière sa cachette.
En revanche, il ne s'attendait pas à ce que Bryson contourne le treuil pour arriver dans son dos. Bryson ne se trouvait plus qu'à quelques mètres du deuxième garde. Un appel résonna soudain. Le premier homme lui faisait savoir que Bryson n'était pas à tribord — une initiative guère professionnelle. Le deuxième garde, à présent à quelques centimètres de Bryson, se retourna, son attention distraite.
Maintenant !
Action !
Bryson plongea et plaqua l'homme au sol, enfonçant son genou dans son estomac. L'homme hoqueta au moment où l'air s'échappait de ses poumons. Lorsqu'il voulut se relever, Bryson lança son coude dans son larynx et referma son bras sur sa gorge ; des cartilages craquèrent. L'homme poussa un hurlement de douleur. C'était l'opportunité que cherchait Bryson. Il attrapa l'arme du garde et tenta de la lui arracher des mains. Mais le soldat de Calacanis n'était pas un amateur ; il ne voulait pas abandonner son arme aussi facilement, malgré la douleur. Des coups de feu éclatèrent de l'autre côté du pont, tirés par le premier garde qui se précipitait à la rescousse de son collègue. Mais sa course rendait ses tirs imprécis. Bryson tordit l'arme jusqu'à entendre les ligaments du poignet céder. Le canon se retrouva pointé vers la poitrine du garde. Bryson chercha la gâchette du bout de son index, la trouva enfin. Il inclina encore un peu le poignet de l'homme et fit feu.
Le soldat fut projeté en arrière, la poitrine perforée. Le tir de Bryson était parfait. Malgré la confusion de la bataille, la balle avait trouvé le cœur.
Bryson ramassa l'arme des mains du mort, se releva et tira dans la direction de l'homme qui se ruait sur lui ; celui-ci cessa aussitôt de faire feu, sachant ses tirs trop imprécis. Il fallait profiter de cet instant de flottement, il ne se reproduirait pas. Bryson lâcha une nouvelle volée de balles. L'une d'entre elles toucha son assaillant au front. L'homme tomba sur le côté et termina sa chute contre le bastingage — mort.
Bryson avait gagné quelques secondes de répit... mais d'autres bruits de pas précipités résonnaient déjà sur le pont, s'approchant à grande vitesse, accompagnés de cris. Finalement, le répit serait de plus courte durée.
Où aller maintenant ?
Juste devant lui, il vit une porte où il était écrit : salle des groupes électrogènes. Ce chemin devait conduire aux générateurs diesels, ce qui semblait, pour l'instant, la meilleure option possible. Il traversa le pont en courant, ouvrit la porte et descendit un petit escalier métallique peint en vert. Il déboucha dans une vaste pièce où régnait un vacarme assourdissant. Les générateurs diesels auxiliaires tournaient à plein régime, fournissant de l'électricité au bateau, puisque les moteurs de propulsion était arrêtés. A grandes enjambées, il parcourut la passerelle qui faisait le tour des gros moteurs aux allures de pachydermes.
Malgré le bruit mécanique, Bryson entendit arriver ses poursuivants. La seconde suivante, il aperçut plusieurs silhouettes descendre à leur tour l'étroit escalier de métal, des ombres grises dans la pénombre verdâtre qui régnait dans la salle.
Ils étaient quatre, progressant avec une raideur et une gaucherie curieuses ; puis il comprit : deux d'entre eux portaient des systèmes de vision infrarouge, les autres des fusils équipés de lunettes de visée nocturne. La forme de ces engins était caractéristique, reconnaissable entre toutes.
Il leva son pistolet, visa le premier homme au bas des marches et...
... et ce fut les ténèbres !
Quelqu'un avait éteint les lumières, sans doute depuis quelque salle de contrôle éloignée. Voilà pourquoi ils portaient ces équipements ! Dans l'obscurité, ils auraient un avantage certain sur lui, avec ces appareils électroniques. Sur un bateau comme celui-ci, véritable arsenal flottant, on ne manquait pas de matériel.
Bryson fit feu tout de même, malgré les ténèbres, dans la direction supposée de sa cible. Il y eut un cri, puis le son d'une chute. Un homme de moins. Mais c'était de la folie de continuer à tirer ainsi dans l'obscurité et de gâcher ses précieuses munitions. Bryson ignorait combien il restait de balles dans le chargeur, et n'avait aucun moyen d'en trouver de nouvelles.
Gaspiller ses munitions était précisément le but qu'ils recherchaient.
Ils espéraient que Bryson réagisse comme un animal acculé, un rat en train de se noyer, qu'il se débatte avec l'énergie du désespoir et tire tous azimuts, qu'il utilise ses munitions sans discernement. Alors, aidés par leurs lunettes infrarouges, ils pourraient facilement en finir avec lui.
Totalement aveugle dans le noir, Bryson tendit les bras devant lui, à la recherche d'éventuels obstacles, soit pour les éviter, soit pour se cacher derrière. Les hommes coiffés des grosses lunettes de vision nocturne devaient également être armés, sans doute de pistolets. Les autres avaient des fusils équipés de visées infrarouges. Les deux systèmes permettaient à l'utilisateur de voir dans l'obscurité complète grâce aux capteurs percevant la chaleur émanant des objets animés ou inanimés. Ce type de lunettes thermiques à courte portée avait été utilisé avec succès durant la guerre des Malouines en 1982 et la guerre du Golfe en 1991. Mais ces systèmes-là étaient ce qui faisait mieux sur le marché, c'étaient des RAPTOR, des visées ultra-légères, ultra-précises, même à longue distance. Elles étaient souvent utilisées par les snipers, montées sur leurs redoutables fusils calibre 50.
Seigneur ! Les forces sur le terrain étaient bien inégales.
Le bruit du groupe électrogène semblait plus assourdissant encore dans l'obscurité.
Dans le noir, Bryson aperçut un petit point rouge traverser son champ de vision.
Quelqu'un l'avait localisé et lui visait la tête — les yeux !
Une triangulation, vite ! Estimer la position du tireur grâce à la direction du faisceau qui le frappait. Ce n'était pas la première fois que Bryson était la cible d'un sniper équipé d'un système de visée infrarouge et il avait appris à évaluer la distance à laquelle se trouvait le tireur.
Mais chaque seconde consacrée à cette évaluation donnait à l'ennemi, qui le distinguait dans son objectif comme une forme vert clair sur un fond noir ou vert sombre, le temps d'ajuster son tir. Le tireur savait précisément où se trouvait sa cible, tandis que Bryson ne pouvait se fier qu'à son instinct et ses réflexes un peu rouillés. Comment viser juste dans l'obscurité totale ? Comment savoir sur quoi ou sur qui il tirait ?
Il plissa des yeux dans le noir, à la recherche de quelques photons égarés pouvant lui montrer la voie, mais aucun ne vint frapper sa rétine. Il leva donc son pistolet au jugé et fit feu.
Un cri !
Il avait touché quelqu'un. Mais était-ce un coup fatal ou une simple égratignure ?
Une ou deux secondes plus tard, une balle s'écrasa contre le moteur à sa gauche, émettant un ping ! strident. Lunettes infrarouges ou non, son adversaire l'avait manqué. Ses poursuivants ne semblaient guère se soucier d'endommager le générateur. La machine était protégée par un carter d'acier épais — un vrai blindage !
Peu importait donc qu'ils touchent ou non leur cible.
Combien étaient-ils au juste ? Si le deuxième tireur était hors course, cela signifiait qu'il en restait encore deux en piste. Le générateur était si bruyant que Bryson ne pouvait les entendre se déplacer, et encore moins distinguer les râles d'un éventuel blessé. En fait, il était aveugle et sourd.
Lorsqu'il se remit à courir le long de la coursive, une main tendue devant lui pour se protéger le visage, l'autre refermée sur la crosse de son arme, de nouveaux coups de feu retentirent. Une balle frôla son crâne si près qu'il sentit le souffle du projectile agiter ses cheveux.
Soudain sa main rencontra quelque chose de dur : une cloison ! Il avait atteint l'extrémité de la salle ; il sonda l'espace du bout de son arme, à droite et à gauche. Par deux fois, il rencontra la barrière de métal.
Il était pris au piège.
Puis il aperçut le petit rubis danser dans le noir, tandis qu'un des tireurs mettait en joue l'ovale vert qui, dans le viseur infrarouge, représentait sa tête.
Il brandit son arme devant lui, prêt à tirer au jugé et cria :
— Allez-y ! Si vous me manquez, vous risquez d'endommager le générateur. C'est bourré d'électronique et de micropuces là-dedans. Si vous bousillez le groupe, c'est tout le bateau qui sera privé de courant... cela m'étonnerait que Calacanis apprécie !
Il y eut un flottement. Bryson crut même voir le point rouge vaciller — mais cela pouvait être un effet de son imagination.
Il entendit un petit rire puis le spot rouge croisa de nouveau son champ de vision, se stabilisa et...
Un coup de feu assourdi. Suivi de trois autres tirs. Un cri dans la nuit et l'impact d'un autre corps s'effondrant sur le caillebotis métallique de la coursive.
Qui avait tiré sur ses adversaires ?
Qui ?
Bryson n'avait pas pressé la gâchette de son arme ! On avait fait feu à quatre reprises avec un pistolet équipé d'un silencieux.
Quelqu'un avait tiré sur ses poursuivants — et les avait peut-être tous éliminés !
— Ne bougez pas, cria Bryson dans l'obscurité, à l'intention du tireur.
Sa mise en garde n'aurait aucun effet, il le savait : pourquoi un adversaire, équipé de système de vision de nuit, prêterait-il attention à cette injonction ? Mais ce genre d'appel inattendu, illogique, pouvait toujours déstabiliser quelques secondes l'ennemi.
— Ne tirez pas ! cria une autre voix, ayant du mal à percer le vacarme des moteurs diesels.
Une voix de femme...
Une femme !
Bryson se figea. Il avait pourtant cru distinguer uniquement des hommes dans l'escalier, mais l'équipement et les armes encombrants pouvaient avoir masqué des lignes féminines.
Comment ça « Ne tirez pas » ?
— Posez votre arme, cria en retour Bryson.
Soudain un flash aveuglant l'assaillit. On venait de rallumer les lumières dans la salle. Elles étaient plus vives qu'à son arrivée.
Que se passait-il donc ?
Au bout d'une seconde ou deux, ses yeux s'acclimatèrent à la clarté. Sur une autre coursive au-dessus de lui, il distingua une femme. Elle portait un uniforme blanc — la tenue des hôtesses à la soirée de Calacanis, des festivités qui semblaient remonter à des lustres.
Sur sa tête, elle portait un casque et un harnais, l'objectif d'un système de vision infrarouge lui masquant la moitié du visage. Mais Bryson reconnut la jolie blonde avec laquelle il avait échangé quelques mots avant le dîner, celle-là même qui lui avait soufflé ces paroles étranges juste avant que la situation ne tourne au vinaigre — elle avait donc réellement tenté de l'avertir du danger, comprit Bryson. Elle était là-haut, jambes écartées, en position de tireur, serrant dans ses mains la crosse d'un Ruger équipé d'un long silencieux, balayant l'espace de droite à gauche. Bryson distingua alors quatre corps gisant en divers endroits de la salle : deux au pied du générateur, un autre au début de la coursive et un quatrième à moins de deux mètres de lui — une proximité à donner la chair de poule.
Ce n'était pas lui que la femme visait. Au contraire, elle le couvrait de son arme, elle le protégeait ! L'hôtesse se tenait à côté d'un petit tableau de commande ; c'est ainsi qu'elle avait rallumé la lumière.
— Vite ! lança-t-elle tentant de se faire entendre derrière le grondement des moteurs. Par ici !
Mais qu'est-ce qui se passait ?
Bryson resta cloué sur place de surprise.
— Allez ! Vite ! s'irrita la femme. — Elle avait vraiment un accent libanais.
— Qu'est-ce que vous voulez ? répliqua Bryson, davantage pour gagner du temps que pour espérer une réponse.
Car il ne pouvait s'agir que d'un piège — un piège ingénieux, mais tout aussi mortel !
— A votre avis ? cria-t-elle en retour, en pointant son arme vers lui et se mettant de nouveau en position de tir.
Par réflexe, Bryson dirigea son arme vers la jeune femme. Au moment où il allait faire feu, il la vit pivoter le canon de quelques degrés sur sa droite. Il y eut une autre déflagration étouffée.
L'instant suivant, Bryson distingua un bruit de chute et vit un corps basculer d'une coursive juste au-dessus de lui.
Un autre tireur, équipé de lunettes infrarouges.
Mort sur le coup.
L'ennemi s'était approché de lui en silence, prêt à tirer, mais elle avait été la plus rapide.
— Tirons-nous d'ici ! cria-t-elle. Avant que les autres ne rappliquent. Si vous voulez rester en vie, bougez-vous le cul !
— Qui êtes-vous ? insista Bryson, encore sous le choc.
— Peu importe, pour l'instant ! — Elle remonta sur son front l'objectif infrarouge. — Je vous en prie, le temps presse ! Pour l'amour du ciel, regardez donc votre situation, évaluez vos chances ! Obéissez-moi, vous n'avez pas d'autre choix.